Chaque matin il est déposé sur le bitume d’un grand carrefour. Un tronc d’homme, vêtu d’un maillot de bain, installé sur une natte crasseuse. Deux moignons remplacent ses jambes, il a une énorme bosse dans le dos et ses bras sont si longs et si maires qu’on dirait des pattes d’araignées. Il n’a que quelques embryons de doigts.
Qui le dépose et qui le déplace en cours de journée ? Qui le reprend le soir venu? Reste-t-il là jour et nuit? Ces questions sont pour moi sans réponse. Il est là tous les jours. C’est ma seule information.
Connaissant tout le quartier, l’homme est en perpétuelle conversation avec les commerçants et les passants. Généralement souriant ou porté vers le bonheur, il rit beaucoup et semble s’amuser follement de tout ce qui se passe autour de lui. Parfois pourtant, il tempête contre le trafic par ailleurs très dense. Précisons que, posé à même le pavé, son nez se trouve a hauteur des pots d’échappement! Eh oui, sa place est là. Entre crachats et détritus de la rue, au milieu de la pollution et du risque d’être renversé.
De temps en temps on lui apporte un sandwich, une boisson. Peut-être lui jette-t-on parfois quelques piécettes? Serait-il une « représentation d’un genre hors nature »? Les Brésiliens aiment le spectacle, tous les spectacles sans discrimination.
L’homme-araignée occupe cette place depuis plusieurs années. Les jours d’orage ou de pluie, quelqu’un le transporte sous un énorme gommier qui lui sert alors de gîte. Il continue de rire et sa joie de vivre fait partie du faubourg comme un monument. Dans une sorte de carnaval journellement répété, personne ne s’émeut outre mesure du sort de cet handicapé.
Parfois, fatigué par la chaleur et par tant de bruit, il s’assoupit. Là, sur sa natte, au milieu de son carrefour! Qui pourrait dire alors à quoi ressemblent les rêves de l’homme-tronc d’Ipanema?
Nina Brissot