Mafli : retour sur un destin poignant

Non, il n’aura pas dépassé, comme il le souhaitait, le record de longévité d’Hans Herni. Walter Mafli s’est éteint à Lutry le 11 décembre après 102 ans d’une vie mal commencée mais bien remplie. Il laisse une œuvre immense, ayant abordé tous les styles de peinture, du géométrique à l’abstrait, en passant par le lyrique, le figuratif, l’impressionnisme et même le psychédélique, sans oublier dessin et sculpture. Passionné de cyclisme, il pédale désormais dans le grand univers, au-dessus des paysages qui ont inspiré ses toiles. Portrait d’un homme au destin poignant.

Une allure élégante, un corps léger, des gestes en arabesque, une voix douce et un regard curieux, Walter Mafli était un artiste qui semblait hors des temps. Certes, des rides indiquaient une traversée du monde, mais il faisait partie de ces personnes que l’on croit, que l’on souhaite immortelles. Le temps pourtant l’a avalé. Paisiblement. Dans ce village de Corsy sur Lutry où il a connu le bonheur. Peintre aujourd’hui reconnu et prisé tant des amateurs que des collectionneurs, il a consacré sa vie à ses passions. Le dessin, la peinture, du géométrique à l’abstrait, en passant par le lyrique, le figuratif, l’impressionnisme et même le psychédélique. Un peu de sculpture aussi, tant il aimait se mesurer et dominer toutes les disciplines. Walter Mafli a connu l’évasion grâce à un deux-roues qui sera sa petite reine bien avant de connaître des filles. Et qui le restera tout au long de sa vie, devenant même une inspiration pour sa peinture. Non pas en tant que modèle, mais par la vision très particulière d’une nature chatouillée et déformée par la vitesse lorsqu’on la traverse à toute allure au guidon d’un vélo. Il tâtera de la moto, fera beaucoup de ski et même de la boxe, histoire de se prouver qu’il en est capable. Car malgré ses réussites, la gloire et même la fortune, Walter le petit orphelin solitaire aura toujours à se prouver à lui-même qu’il avait droit à une place dans cette vie. «Renfermé de nature, je suis devenu, ces dernières années, plus agréable avec les autres. Tout jeune, j’en avais déjà fini avec ce monde» déclarait-il en 2008.

Maison de redressement

Il faut dire qu’à son arrivée par accident sur cette planète en 1915 à Rebstein (St-Gall), la vie ne lui a pas souri. Père inconnu, il sait qu’il avait 19 ans. Mère guère plus âgée, sourde et muette. Après un temps, il est confié à sa grand-mère qui a déjà 14 enfants et fait des ménages. La rue et toutes les bêtises qu’un enfant peut y faire deviennent son domaine. Si bien qu’à 6 ans, on le met en «orphelinat» qui, selon Walter Mafli, est un joli mot pour désigner une maison de redressement. Il y sera prisonnier 10 ans, subissant coups et blessures pour des broutilles. «On me frappait avec un bâton jusqu’à ce que le sang gicle du nez et, une fois à terre, on m’écrasait encore le visage avec des chaussures cloutées. Nous étions des enfants entre 4 et 16 ans et tout était prétexte à punitions. Au point que le désespoir nous prenait et nous avons été jusqu’à organiser, à plusieurs, des pendaisons, (tout en espérant que la branche casse)» explique-t-il dans un Plan fixe qui lui est consacré par la cinémathèque. Un jour, il s’est porté volontaire pour subir les coups d’une punition d’un petit de 4 ans. Il l’a reçue, mais le petit aussi. La révolte a été violente. Il s’est enfui, dormant dans des granges, mangeant ce qu’il pouvait voler ici ou là, même dans les auges des cochons. Il se réfugiera chez un cousin et apprendra d’abord le métier de poêlier fumiste puis de carreleur. De cette période, il ne garde pas d’amertume. «C’était un autre temps, dit-il. Je n’ai jamais souffert de ne pas avoir de parents, je ne les ai jamais connus. Ils n’ont pas existé. Je suis juste un drame pour l’entourage.»

La vie, on se la fait

En 1934, Mafli termine son apprentissage et trouve un travail. Mais une scarlatine va le clouer sur un lit d’hôpital. Au travail, on le remplace sans autre forme de procès. Le jeune homme a alors envie de quitter la Suisse alémanique. Il enfourche son vélo, s’arrête quelque temps chez une tante près de Bienne, puis continue sa route vers Neuchâtel où il trouve un emploi de carreleur. Surtout, il exploite ses talents de dessinateur et fréquente les peintres. En 1935, il fait son armée chez les cyclistes. Il aime ça, participe à des courses, continue de dessiner et de peindre, d’affiner ses talents avec d’autres peintres dont certains connus à l’époque comme l’Eplattenier, Galli, Theney. Il est très occupé et entre-temps, Madame fait un bébé, mais sans lui. Le coup est rude. Il reprend son vélo et arrive à Lausanne où très vite, il bénéficiera des cours de Casimir Reymond et Marcel Poncet. Nous sommes en 1939, la guerre est aux portes du pays et il est mobilisé plus de 600 jours. La vie n’est pas facile. Entre 1944 et 1945, il séjournera à Montmartre où il rencontrera, entre autres, Gilles, et vendra bien ses toiles. «Je parlais allemand et il y en avait à Paris, alors je leur donnais des explications et ils achetaient.»

En 1946, il se marie une seconde fois et s’installe définitivement à Corsy sur la commune de Lutry. Il expose et vit de son art mais plutôt chichement. Il travaille avec acharnement, explorant tous les styles, toutes les techniques, il aime à faire vibrer les couleurs, poétiser la toile. Des natures mortes aux paysages, il glisse un moment vers l’abstrait, fait quelques rares portraits, (l’artiste n’aime pas mélanger les paysages et les humains). Il peint Lavaux. Un jour pourtant, chez son dentiste, il croise un autre peintre qui, à propos de ses toiles sur Lavaux, lui dit: «Arrête de peindre des toiles de salle d’attente!» Piqué au vif, il arrêtera pendant 20 ans puis y reviendra.

Grâce à Girardet

Mafli commence à se faire un nom dans les années 60. Il vend et tout va mieux. Un coup du destin pourtant donnera des ailes à son œuvre. Fredy Girardet, encore aux commandes de l’hôtel de ville à Crissier, souhaite visiter sont atelier. Il emportera trois tableaux pour les exposer à Crissier. Ils plaisent à la clientèle. Enormément. Alors Fredy en expose d’autres, puis d’autres encore, Mafli grimpe dans les ventes. Un jour, Pierre Perret, de passage à Crissier, se prend d’amour pour ces œuvres. Il rencontre le peintre. Ils deviendront les meilleurs amis du monde et Pierre Perret sera un excellent ambassadeur de cet art en France. Quant à Mafli, il continuera de peindre jusqu’au bout, même si, ces dernières années, sa vue chancelante l’obligeait à ne travailler qu’à la craie, un travail de proximité pour sa vue.

La période psychédélique

Dans les années 70, Mafli se rend au Canada où vit son fils alors en plein dans les bonnes années de la période hippie. Mafli est interpellé par cette tendance. «Je voulais éviter un fossé entre ces jeunes et moi, je voulais les comprendre, rester jeune». Alors, et sans difficulté, il transpose l’époque sur la toile. Il s’est dit influencé par les totems et par cette jeunesse. Suivra une période où il sculptera du bois dans lequel il va insérer des pièces hétéroclites, comme des bouts du moteur de sa moto et autres objets. Une période courte qui n’est pas bien connue du grand public mais sera surtout dévoilée lors d’une exposition au Musée de Pully en 2008.

Le Lutryen peintre du Léman

Installé avec son épouse depuis 1946 à Lutry, Walter Mafli se veut Romand, «comme pour couper avec un passé qu’il préfère oublier», déclare-t-il. Il obtient la bourgeoisie de Lutry en 1959. Il est entre-temps devenu le peintre du Léman, le peintre de la montagne, le peintre des cuisiniers. Il est également ami de Roland Pierroz et Philippe Rochat. On dit même de lui qu’il est une usine à peindre. Il n’en a que faire. «Je ne travaille pas, je m’amuse. Je peins et ça me rend heureux. Il faut le dire. Aujourd’hui c’est devenu indécent de dire qu’on est heureux», répond le maître a ceux qui lui posent des questions sur son emploi du temps. Il est accessoirement prof de ski et ne lâche jamais sa petite reine. En 1974, à 59 ans, il traverse la Californie à vélo, suivant une bande de jeunes. Pour ses 80 ans, en 1995, il s’offre le tour de la Sardaigne, toujours en deux-roues. Sa vie se complique en 2000, car il perd son épouse. En 2008, Mafli, qui a alors 93 ans, devient Bourgeois d’honneur de Lutry. Attaché à son lieu d’accueil, il a fait don de plusieurs de ses toiles à la Commune. Elles sont exposées dans les salles qui portent son nom au château, soit dans l’ancien pressoir dont il a financé la rénovation, tout comme l’ancienne cave qui le jouxte.

Nina Brissot

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