Instants volés… New Delhi, Inde

Il fut probablement un homme. Aujourd’hui, même son ombre est si menue que le soleil hésite, dirait-on, à se poser sur son corps. La maigreur squelettique de son visage rongé par la lèpre rend l’homme irréel. Autour de ses lèvres tachées de noir, un filet sanguinolent s’échappe. Ses joues, creuses au point de faire saillir les os des pommettes sont ombragées d’une barbe qui n’arrive plus à pousser. Ses paupières sans cils, partiellement mangées par la maladie abritent un regard perçant aux yeux très noirs. L’homme qui n’a plus d’âge, a de la peine à respirer, chaque mouvement semble lui coûter un effort qui pourrait le tuer.

Pourtant, la douleur physique ne l’affecte apparemment pas. L’homme, juché sur deux jambes d’une extrême maigreur s’appuie sur un bâton de pèlerin. Pour unique vêtement, il porte son « dhoti », une pièce de tissu blanc qui lui enveloppe les hanches. Dans sa main libre, une guirlande de fleurs multicolores pend comme un arc-en-ciel tombé d’un orage. L’homme est en état de choc. Il est venu, du bout de ses forces restantes, se recueillir devant le mausolée du maître, son chef spirituel, le Mahatma Gandhi.

Devant le monument de marbre noir, recouvert d’offrandes, l’homme-ombre souffre. Une douleur inhumaine a envahi son visage recueilli. De ses yeux, glisse une pluie de larmes qui aussitôt brûlent ses plaies. Avec une peine infinie il s’agenouille. Sous l’effort, une écume blanche mêlée de sang s’échappe du trou noir de sa bouche, sans que l’homme s’en aperçoive. Il embrasse le marbre. La violence de l’instant est pour lui si forte, qu’il est incapable d’ébaucher un autre geste et reste ainsi prostré de longues minutes. Des sons discordants sortent de sa bouche édentée tordue par la douleur. Les os de ses genoux s’enfoncent dans le gazon, l’homme courbe l’échine, touche le sol de son front et reste recueilli, face contre terre.

Peut-être souhaite-t-il mourir, là, devant le chef spirituel qui probablement lui dicte ses actes ? Peut-être est-il déjà mort et, seule une main invisible a guidé son corps jusqu’à cet endroit qu’il souhaitait tant atteindre? Peut-être vient-il tous les jours ici rendre hommage au maître ? Ou peut-être, comme beaucoup d’autres Hindouistes, vient-il chercher sagesse et réconfort auprès du Mahatma pour mieux servir un dieu qui lui demanderait plus qu’il ne peut offrir?

Lentement, il tente de se relever. Personne ne l’aide. Avec des gestes précis, il plante son bâton et, doucement, remonte ses mains et son corps jusqu’à la station verticale. Son visage est bouleversé au point qu’il est difficile de reconnaître ici, un être vivant. A petits pas il quitte le parc. De bruyants sanglots accompagnent sa marche laborieuse. Ses mains aux doigts atrophiés serrent très fort le bâton, son compagnon de route. Il n’a pas eu la force de déposer les fleurs sur le monument, elles sont restées sur le sol humide.

Nina Brissot

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