A l’hôtel Rossia, sur la place Rouge, chaque étage se termine par un petit bar, tantôt côté Sud, tantôt côté Est. En ces années soviétiques. partout on y trouve à boire, quelques fois à manger. Le plus souvent de sont des saucisses infâmes ou du jambon, composé pour deux tiers de graisse et un petit tiers de chair d’un rose douteux. Le pain, toujours frais et bon y est distribué en abondance.
Mais, nous sommes à la veille de l’An neuf, des fêtes se préparent et de la nourriture, il y en a. L’hôtel est plein à craquer. Quelques étrangers mais surtout beaucoup d’Ukrainiens et quelques Arméniens. Ils savent toujours comment se faire servir à manger. Du caviar de préférence. D’ailleurs, de part en part, d’énormes boîtes de deux ou cinq kilos de caviar sont empilées derrière les bars. Il n’est pas rare de les voir changer de mains. Quelques billets en devises glissés entre des plaques de chocolat, des paquets de bas nylon ou des cigarettes et aussitôt la pile diminue…
A l’un des bars, le manchot qui, seul à sa table s’est déjà bien enivré, devait fermement s’ennuyer. S’avisant de ma présence, il m’intime, d’un ton autoritaire, un ordre que je ne comprends pas. L’air complètement énervé, il se soulève de sa chaise et, de son bras valide m’agrippe et me fait asseoir face à lui. Je fais mine de me relever, mais il appuie sur mon épaule. Immédiatement, une femme m’apporte de la vodka. Puis, dans un verre à dent, probablement emprunté dans une salle de bains, une énorme quantité de caviar. L’homme rigole tant qu’il peut. Mon étonnement l’amuse. Alors, nous choquons nos verres. Puis il me tend une cuillère et m’apprend à manger le caviar « à la russe »…
L’homme boit et parle sans arrêt. Dans une langue incompréhensible, il me raconte sa vie. Visiblement il y prend un plaisir immense. Il gronde, rit, tempête, tape sur la table, puis, baisse le ton, fait une confidence qui doit être importante pour lui et part à nouveau dans un grand éclat de rire. Je ne sais plus si je dois regretter de ne rien comprendre ou contraire me réjouir de n’avoir jamais appris un mot de russe…
Je tente à nouveau de me lever mais il m’attrape par le bras et me repousse brusquement face à lui. De toute évidence, son récit n’est pas terminé. D’office il remplit mon verre et d’un geste clair, m’invite à le vider. Puis, tout à coup, sa physionomie change. Son visage s’assombrit. Il fouille ses poches et en sort un stylo. Là, sur le set de papier qu’il fait adhérer à la table avec de la vodka renversée, il dessine. Un char, des projectiles, une sorte de hache, des hommes qu’il place dans tous les sens. Puis il me montre le moignon de son bras manquant.
Voyant que probablement je palissais, l’homme a compris que j’ai compris. Il pousse un soupir de soulagement, et referme sa manche avant de rire avec fracas. Il reprend son verre, le vide d’un coup et le repose bruyamment sur la table. Enfin, repoussant ma chaise avec ses grosses bottes de cuir, il me fait signe de m’en aller. Son histoire est terminée, il ne supporte plus de vis-à-vis.
Nina Brissot