Le long de la petite rue étroite de la Cité de Trogir, la nonne guette le visiteur. Au moindre signe de ralentissement de celui-ci, elle s’avance et le tire par la manche.
– Voulez-vous voir mon cloître? Entrez je vous prie, venez voir notre collection, venez s’il vous plaît, je vais vous présenter Kairos.
L’édifice, siège du couvent des Bénédictines est magnifiquement conservé. Il abrite une collection d’œuvres d’art intéressantes. Outre quelques médaillons baroques datant du XVIIIè, des icônes byzantines, un superbe bahut de bois peint du XVIIè, et autres trésors, la collection comprend un bas relief grec datant du IIIè avant J.C.
Kairos, selon la mythologie grecque incarne le « Dieu de l’occasion », de « l’instant propice ». Le Kairos, autrefois symbole des Jeux Olympiques en Grèce antique est un jeune homme nu. Des ailes à ses pieds lui permette d’être plus rapide que le vent. Sa nuque est rasée pour que celui qu’il dépasse ne puisse l’attraper par l’arrière. Il porte un toupet pour que celui qui le dépasse puisse le saisir. S’il n’arrive pas avant tout le monde, alors, son instant propice est perdu à tout jamais, sans aucune chance de retour.
Polyglotte, la vieille nonne s’inquiète de connaître la langue de chaque visiteur afin de bien lui expliquer la légende du Kairos. Elle installe le visiteur devant la pierre sculptée puis, se tenant elle-même en retrait elle le contemple à son tour. Béatement. Pour la cent millième fois peut-être.
Sur le visage de la petite sœur, un éclairage intérieur transparaît. Une fascination d’une rare intensité se dégage de son regard qui se promène sur la sculpture. Il n’est probablement pas un millimètre de pierre qui n’ait été inspecté, scruté, sondé. Chaque esquisse d’un mouvement du Kairos, chaque ombre de son corps doivent être imprimées dans la mémoire de la religieuse qui semble pourtant le découvrir a chaque visite. Sa rêverie devant sa statue part en contemplation. Parle-t-elle au Kairos? S’adresse-t-elle muettement à lui pour qu’une fois, une seule fois, il ralentisse sa course et qu’elle puisse attraper son toupet? Peut-être courre-t-elle derrière le Kairos hurlant en silence ses interrogations…. Qui es-tu ? Je suis le Kairos! Pourquoi l’artiste Lisippe t’a-t-il fait si beau, pourquoi t’a-t-il créé? Pour rappeler aux hommes que je suis un exemple à suivre. Ciao la nonne!
Elle se redresse. Reprend la visite. Emue, elle ne dit rien ou presque sur les autres pièces. En sortant, elle propose, contre une menue monnaie, une carte postale montrant le Kairos.
Nina Brissot